22 octobre, 2007

Les nanotechnologies et l'obligation de précaution

Les « nano-risques » sont incertains et les dommages qu'ils sont susceptibles de générer restent largement imprévisibles, tant dans leur ampleur que dans leur nature. Dès lors, d'un point de vue juridique, les nanotechnologies sont susceptibles de bouleverser les régimes de responsabilité destinés à la protection des consommateurs.

A l'heure actuelle, la loi du 19 mai 1988 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux a instauré une responsabilité de plein droit des producteurs. Pour obtenir réparation, la victime doit seulement démontrer l'existence d'un lien de causalité entre le « produit » et son dommage. La situation des nanotechnologies est à ce titre relativement inédite : les études scientifiques en cours montrent que les dommages sont susceptibles d'apparaître de longues années après la mise en circulation du produit. Le lien de causalité est alors distendu et très difficile à prouver. De plus, le producteur n'est pas responsable si « l'état des connaissances scientifiques, au moment où il a mis le produit en circulation, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut » (1). Enfin, la circonstance même que le produit ait été le facteur déclenchant du dommage ne prouve pas pour autant sa défectuosité. En définitive, le producteur verra sa responsabilité exonérée en cas d'ignorance légitime face à un risque imprévisible. A bien y regarder, la législation sur les produits défectueux n'est pas adaptée à la problématique des nanotechnologies.

Quelle responsabilité la victime d'un nano-risque peut-elle alors espérer engager ? La responsabilité pour risque, telle qu'elle a notamment été développée par le Conseil d'Etat, permet d'indemniser les victimes d'un « risque » sans que celles-ci n'aient à démontrer l'existence d'une faute. Les conditions draconiennes posées par la jurisprudence à l'application d'un tel régime sont mal adaptées à la problématique des nano : la responsabilité sans faute reste largement cantonnée aux risques connus et aux conséquences prévisibles. La solidarité nationale pourrait alors jouer et prendre en charge les victimes, éventuellement par le biais d'un fonds d'indemnisation, comme pour les victimes de l'amiante. Néanmoins, la création de ces fonds permet seulement de régler a posteriori la situation dramatique des victimes. Dans l'attente d'une garantie législative d'indemnisation, l'obligation de précaution est une réponse juridique au traitement des nano-risques. On sait, en effet, que l'absence de certitudes scientifiques quant à la réalisation d'un risque ne doit pas retarder l'adoption de mesures préventives : « Better safe than sorry. »

L'obligation de précaution est indifférente à la preuve scientifique du risque et de ses conséquences : elle va au-delà de la simple obligation de sécurité qui naît de la découverte d'un risque prévisible. Cette obligation vise à assurer la sécurité des personnes avant même qu'un risque ne soit réellement quantifié. Le juge administratif connaît cette obligation de précaution : il l'impose aux autorités publiques qui n'anticipent pas la réalisation d'un dommage par des « précautions convenables » ou qui ont fait preuve d'une « insuffisance de précaution » face à des risques incertains.

Au vu de la jurisprudence, cette obligation se décline en trois temps : une obligation d'information renforcée par le caractère seulement hypothétique des risques envisagés, une obligation d'évaluation des mesures nécessaires pour assurer la sécurité des consommateurs et une obligation de suivi ou de traçabilité des produits visant à assurer un suivi sur le long terme des risques envisagés. La preuve d'un défaut de précaution sera alors susceptible d'engager la responsabilité du débiteur de l'obligation de précaution, qu'il s'agisse du fabricant, du producteur, voire même des autorités sanitaires. Chaque débiteur de l'obligation devra prouver qu'une démarche effective de précaution a été mise en oeuvre. A défaut, l'absence de précaution devient une carence fautive et les victimes pourront engager la responsabilité pour faute du débiteur de cette obligation.

L'imprévisibilité actuelle qui entoure les nanotechnologies n'exclut donc pas le fonctionnement du droit, lequel appréhende aussi des événements incertains, pour répondre ensuite à l'impératif de réparation des victimes de dommages graves et irréversibles.

ALEXANDER MARQUARDT ET SABINE NAUGÈS, Avocats aux barreauxde Paris et de New York,Kramer LevinNaftalis & Frankel LLP

Les Echos 22 octobre 2007

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