Bien qu’elle ait déjà beaucoup servi, la métaphore de la jungle n’a rien perdu de sa pertinence pour désigner le monde que le capital façonne à son image. Dans cette jungle rôdent des prédateurs de premier plan, ceux que l’on dénomme habituellement et euphémiquement des « hommes d’affaires ». La présentation plus particulière d’une dizaine d’entre eux, dont presque tous ont fait la « une » des médias au cours de ces dernières années, émaille l’ouvrage de Michel Villette et Catherine Vuillermot (1). Contrairement à la légende, ces héros des temps modernes ne sont pas d’abord des innovateurs. Ou, plus exactement, leur seule véritable innovation consiste à renouveler l’art fort ancien du pillage !
Les auteurs montrent en effet que, sans exception, la bonne fortune de chacun de ces hommes d’affaires a commencé par... une bonne affaire, dont les ingrédients sont tout à la fois les imperfections du marché (le prédateur capitaliste a horreur des risques de la concurrence), des collusions politiques (le prédateur capitaliste a besoin de solides appuis gouvernementaux) et des ambiguïtés de la morale ordinaire (à l’image de l’escroc, le prédateur capitaliste est un séducteur et un manipulateur). Après quoi il est cependant indispensable que, devenus de respectés membres de la « bonne société » et d’ardents défenseurs des « valeurs », ces parvenus fassent oublier les manœuvres qui ont présidé à l’« accumulation primitive » de leur capital, dont Karl Marx déjà nous avait enseigné que ses méthodes sont « tout ce qu’on voudra, hormis matière à idylle ».
Mais les prédateurs n’existeraient pas sans leurs proies, dont les plus modestes sont évidemment les salariés de base, ceux que les précédents n’hésitent pas à jeter sur le pavé par centaines de milliers chaque année. C’est à eux que Thierry Maricourt a choisi de donner la parole dans son dernier ouvrage (2). Il y est question de la liquidation en 2005 de la division industrielle de l’établissement Alcatel d’Illkirch-Graffenstaden dans la périphérie de Strasbourg, pourtant une entreprise high-tech (3).
A l’initiative d’une bibliothécaire du comité d’établissement et du syndicaliste secrétaire de ce comité, Maricourt a été invité à mener une enquête auprès des personnels licenciés, principalement des ouvrières et des techniciens. Il en est résulté un ouvrage dans lequel, de manière thématique, la parole de ces derniers est restituée, entrecoupée de commentaires de l’auteur. Une parole dans laquelle se dit ce qu’a été la vie des salariés de cet établissement, leurs joies et leurs peines, leurs espoirs et leurs déceptions, le choc de l’annonce du licenciement collectif, l’incapacité de réagir sous la forme d’une lutte collective, l’amertume de quitter une entreprise où l’on laisse irrémédiablement une partie de soi.
Ne reviendrait-il pas en principe à l’Etat de « civiliser » la jungle capitaliste, en y introduisant un minimum de réglementation et de régulation ? Si cela a pu être le cas à d’autres époques, il n’en est plus question aujourd’hui. Pour s’en convaincre, il suffit d’analyser la manière dont l’Etat traite ces purs produits de la jungle capitaliste que sont devenues certaines banlieues urbaines, zones de relégation dans laquelle des couches populaires sont quasiment assignées à résidence. C’est ce qu’a entrepris Sylvie Tissot en analysant la genèse de la catégorie de « quartiers sensibles » entre 1985 et 1995 (4). Douteuse catégorie d’analyse des « problèmes sociaux » (au premier rang desquels le chômage et le sous-emploi de masse), qui procède notamment du remplacement du paradigme de l’exploitation par le paradigme de l’exclusion, le concept de « quartiers sensibles » est aussi devenu une catégorie de l’action politique et administrative, dont le succès s’explique par cette inflexion lourde que constitue la territorialisation des politiques sociales qui se développe alors, notamment sous couvert de la politique de la ville (la politique de « développement social des quartiers »).
Tissot montre que cette inflexion a servi de moyen autorisant le désengagement de l’Etat social, sous prétexte de faire appel à la « participation des habitants », à la « mobilisation citoyenne », à la valorisation de la « proximité » et de la « convivialité », au « remaillage du tissu social local », etc. Quitte à constater, après coup, l’impuissance des acteurs locaux à résoudre les problèmes globaux.
Le MOnde Diplomatique, Mai 2007
(1) Michel Villette et Catherine Vuillermot, Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, La Découverte, Paris, 2007, 294 pages, 11 euros.
(2) Thierry Maricourt, Ils ont bossé... et puis après ?, Syllepse, Paris, 2006, 144 pages, 15 euros.
(3) Rappelons l’espoir alors exprimé par M. Serge Tchuruk, président-directeur général d’Alcatel : « Nous souhaitons être bientôt une entreprise sans usines. »
(4) Sylvie Tissot, L’Etat et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Seuil, Paris, 2007, 306 pages, 22 euros.
17 juin, 2007
Renouveler l’art ancien du pillage
à 10:20 PM
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire