27 avril, 2006

Vins : l'affaire des copeaux

Le 15 septembre 2005 était signé entre l'Union européenne et les Etats-Unis un compromis autorisant la vente en Europe de vins élaborés selon des pratiques oenologiques particulières au Nouveau Monde en contrepartie d'une limitation dans ce pays de l'emploi de 17 noms de marques, tels que chablis, chianti, porto... Serait autorisée en Europe la vente de vins ayant contenu des copeaux de chêne afin de leur donner un goût boisé, tandis que les Américains s'engageaient à limiter la contrefaçon de vins et spiritueux européens.

Inévitablement, la Commission européenne a ensuite autorisé ces pratiques américaines dans les pays membres, laissant cependant chacun juger des modalités (interdiction partielle, mentions obligatoires sur les étiquettes). Ainsi a été relancée l'affaire des copeaux de chêne.

Il n'y a guère plus de cinq ans, en effet, la Cour de cassation confirmait dans son arrêt du 6 février 2001 que l'élevage de bordeaux AOC avec incorporation de copeaux de chêne dans les cuves était une "falsification". Depuis, la question est régulièrement posée de savoir s'il vaut mieux, selon une pratique ancienne, mettre le vin dans du bois (dans des barriques neuves) que des copeaux de chêne dans le vin, symbole de la nouvelle oenologie mondialisée.

Aujourd'hui, l'affaire tourne à l'obsession. Les Espagnols se montrent les plus réticents à la généralisation de l'usage des copeaux, alors que les Italiens y sont plutôt favorables. Les vins d'AOC bordeaux et bordeaux supérieurs sont pour. "Il est vrai, constate, Jean-Louis Triaud, dirigeant du Château Saint-Pierre (saint-julien) et président du club des Girondins de Bordeaux, que l'usage des copeaux coûte dix fois moins cher qu'une barrique de bois neuf." Que se passera-t-il dans le secret des chais lorsqu'il faudra choisir ? Que se passe-t-il déjà lorsqu'on constate dans certains crus classés une soudaine amertume après seulement trois ans de mise en bouteille ?

Dans la série des adjuvants destinés à bonifier le vin - ou à masquer ses défauts -, les copeaux de chêne lui apportent sous la forme d'une décoction des notes ligneuses et vanillées, mais sans lui procurer la micro-oxygénation naturelle résultant de la porosité du bois. La mise en barrique systématique aboutit aussi, comme le dit Jean-Daniel Schlaepfer, du Domaine de Lauzières (AOC baux-de-provence) "à un formatage univoque et à des déviations organoleptiques : fruits masqués, goût de planche, de sciure, vins séchards..."

Les copeaux agissent rapidement sur des vins à boire jeunes ; ils ne permettent pas les vins de garde. Se trouvent donc face à face les stratégies du Nouveau et de l'Ancien Monde. Selon des chiffres avérés, moins de 10 % des vins en France et guère plus de 3 % dans le reste de la production mondiale passent en barrique.

On ne peut aujourd'hui préjuger de la généralisation de l'usage des copeaux. Il est probable qu'on s'oriente vers une viticulture à deux vitesses. L'une, campant sur ses certitudes et ses résultats, continuera à produire des vins de garde, dont la notoriété suffira à garantir la commercialisation. D'autres vignerons, au gré des millésimes, feront des vins opportunistes, à boire jeunes, plus ou moins boisés, mais n'ayant pas bénéficié des avantages de l'oxygénation naturelle. Ils répondront aux nouveaux critères de l'oenologie, inspirés par les recettes de l'industrie agroalimentaire.

Déjà, de nombreux maîtres de chai concentrent les moûts de vendanges indigentes par osmose inverse (procédé de concentration) ou par évaporation sous vide. Demain, ces vins seront peut-être aromatisés avec des copeaux de chêne. Encore heureux s'ils ne sont pas coupés d'eau, puisque le "mouillage" fait partie des accords de réciprocité passés entre l'Europe et les Etats-Unis.

Tannins en poudre, gomme arabique et autres métatartriques accompagnent l'usage intensif de la barrique ou se substituent à celui-ci pour rechercher des notes "toastées" ou de vanilline. L'emploi de gaz alimentaires est courant : l'azote pour chasser le CO² des vins rouges, la micro-oxygénation pour accélérer leur élevage, le gaz carbonique pour donner du nerf aux vins blancs. "Le vin industriel, dit encore le patron du domaine de Lauzières, est intubé comme un grabataire en soins intensifs."

La barrique, faut-il le rappeler, fut inventée par les Gaulois pour le transport du vin. Ce n'est que bien plus tard qu'on apprit à s'en servir autrement. C'est pourquoi un groupe international de vignerons a entrepris une recherche des bienfaits de la micro-oxygénation grâce à des cuves ovoïdes en béton d'argile, sans recourir au bois. Leur idée est de continuer à faire des vins de garde sans les recettes de l'oenologie agressive et technicienne, celle qui donne au vin des notes de coconut, de whisky-lactone, qui en parasitent l'authenticité et le fruit.
LE monde 27/4
E. & J. Gallo Winery, premier producteur de vin au monde !

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